J'avais brisé ce miroir en espérant que les morceaux éparpillés sur le sol m'apporteraient sept ans de bonheur. J'aime jouer avec les prétendus signes du destin et voulais que ma vie à moi soit bien plus originale que celle de ceux qui affichent la superstitieuse peur des miroirs brisés. Je souffrais. Chaque jour donnait à ma souffrance latente, embourbante et délicate en même temps, l'occasion de s'exprimer. Cette souffrance à laquelle on s'habitue. Je m'y étais en tout cas vite habituée.
Aujourd'hui le temps est harmonieux, et le parfum de la tranquillité s'installe. Elle nait dans cette odeur par la fenêtre et je la pulvérise de temps à autres entre deux morceaux de musique, entre un fou rire et une course effrénée, non loin d'un baiser fougueux sous une pluie diluvienne. De temps à autres.
J'avais donc brisé ce miroir, il y a quoi, un mois ? Il y avait des bouts de verre partout, j'ai passé de longues minutes accroupie, à tout ramasser, à faire attention de ne pas m'entailler. J'ai rassemblé tous les morceaux et, par fainéantise, les ai laissé trainer dans un coin au lieu de m'en débarrasser. Les jours qui ont suivi, j'ai pensé que, encore une fois, ça n'avait servi à rien, que c'était juste une tentative infructueuse, comme toujours. A chaque fois c'était la même chose ! Un courant d'air passait et me soufflait à l'oreille qui j'étais vraiment : tu es faite pour le bonheur ! Mais tout autour de moi est gris, le soleil ne se lève plus depuis des mois et la brume reste là, à s'étendre malgré moi. Je savais que le courant d'air avait raison, mais il était tellement bref à chaque fois, tellement que je ne pouvais m'en saisir.
Oh non, je ne veux plus me trahir ! J'ai trouvé la clé, qui j'étais, la définition de moi la plus mouvante et la plus stable possible. Je suis moi et cette douleur qui autrefois me travestissait, qui m'avait fait croire aux concessions et au mensonge, qui m'avait fait croire aux miroirs, j'ai pu la détruire. Les concessions sont néanmoins nécessaires, il en faut pour rester humain. Pour grandir.
J'ai longtemps refusé de devenir adulte, je ne voulais pas d'un monde de contraintes, d'un monde de séduction. Et lorsque j'entendais ces grandes personnes peu avisées dire que le monde était dirigé par le sexe et l'argent, j'avais peur. A ça, je ne voulais pas croire et je préférais la beauté pure, le ciel toujours bleu et les explosions, partout tout le temps. Un monde de contraires qui s'opposent et se bâtent, qui se réduisent en poussière dans un long feu d'artifice, et que ce soit toujours le mois de mai. Je croyais aux fées mais pas aux anges qui passent, il ne fallait surtout pas leur en laisser le temps. Tout devait aller très vite.
Ca a marché un temps. Quelques années. Puis, un jour, je me suis reçue une baffe, une vraie, une dure. Une qui signifie, c'est fini. Je vais jouer à l'adulte, me suis-je dit. Alors j'ai joué ; j'ai travaillé, j'ai râlé, j'ai signé des papiers, j'ai fait l'amour. A côté de moi, il y avait un autre enfant, et quand il n'était pas là, je pensais systématiquement à lui. Lui aussi se donnait l'air d'être adulte et je crois qu'il en était plus convaincu que moi. Nous avions tout ce qui aurait pu rendre heureux des adultes.
Mais quoi ? Des pleurs, des larmes, des cris ? Comme c'est injuste. J'attends que ça passe, j'attends qu'on vienne me libérer. Car si avant cela je savais m'émerveiller et rire à l'infini, je me suis vite crue obligée d'observer cette loi en ce qui concerne la tristesse : des cris de rage et de peine démultipliés étaient obligatoires si je voulais vraiment vivre. Je m'étais laissée dépasser, la tristesse m'avait vaincue avec les armes que je lui fournissais. C'est ce que j'étais devenue. L'enfant fatiguée de jouer à l'adulte avait laissé la gamine capricieuse reprendre le dessus.
Il faut que tu deviennes une femme.
J'ai compris.
Une femme, qu'est-ce que c'est ? Une femme ça campe sur ses deux jambes, ça prend soin de soi et de l'humanité entière, ça aime, ça vit, ça respire, ça travaille, ça s'efforce, ça chante, ça soigne, ça construit et surtout, surtout la valeur essentielle de la femme c'est qu'elle résiste à la douleur. Ce qui est beau chez les femmes que j’admire, c’est la manière dont elles dévorent leur douleur pour en vivre, c’est la manière dont les rend heureuse la force qu’elles utilisent pour y parvenir.
C'est à cette exacte définition que je voulais répondre. Je ne sais pas ce que signifie être adulte lorsqu'on est un homme, j'imagine que ça y ressemble. Mais voilà, je voulais grandir enfin, être une femme qui n'oublie pas d'où elle vient, qui n'oublie pas le ciel bleu, le mois de mai et le bonheur, tout en barrant d'un sublime trait les caprices. J'abolis la frontière entre enfant et adulte et je me construis.
J'ai écouté le courant d'air. Je lui ai permis de prendre de l'ampleur, de souffler sur tout. J'ai brisé de mon poing du verre - une seconde fois. C'est tellement envoutant de vivre et de jouer sur les symboles. J'ai brisé du verre et j'ai brisé les liens qui me retenaient, qui m'entravaient et qui me rattachaient à cet autre enfant. J'ai tourné le dos. J'ai cessé de confondre ce qu'on appelle orgueil et ce qui porte le beau nom de dignité. J'ai compris, cette fois-ci bien compris, intégré et inscrit dans ma chair que je pouvais aimer en restant forte et insouciante, en étant moi, en répondant à ma définition. Que je pouvais être adulte et ne pas tout vouloir, et être responsable tout en m'abandonnant à la vie, tout en vivant l'instant. Que je pouvais détruire ma douleur - non pas l'éviter mais la détruire - et magnifier mon bonheur, décupler ma joie et mes éclats de rire.
Aujourd'hui je veux partager mon être, j'ai trouvé comment exploser en offrant ce que je suis aux autres, à ceux que j'aime, que j'aimerai et surtout, aux autres femmes qui me sont chères.
C'est la musique que nous aimons, c'est nous qui vibrons à l'infini devant le ciel qui s'éclaircit, c'est la vie qui nous attends et le monde qui s'ouvre. Je danse, je m'enivre et je respecte l'harmonie. Je retrouve les valeurs qui sont chères à mon coeur, parmi toutes ces choses qu'on m'a inculquées elles sont nombreuses, trop pour que je puisse toutes m'en rappeler. C'est nous qui aimons, qui nous cherchons, c'est nous les enfants du mois de mai qui reviendrons …
(En écrivant cela, je pense à Fanny, Noémie, Marine, Sanaa, Noélie, Blandine et Marion et souhaite plus que tout leur bonheur.)